Par trois arrêts du 30 juin 2022, la Cour de cassation met (enfin) fin au débat sur les loyers commerciaux en périodes de fermetures administratives liées à la pandémie de COVID 19, et tranche largement dans le sens des bailleurs : oui, les loyers commerciaux sont intégralement dus, même en cas de fermeture administrative obligatoire.
Il aura donc fallu attendre plus de deux ans pour avoir une réponse claire de la haute Cour sur cette question qui a pourtant largement agité les juridictions, et donné lieu à l’un des plus grands marasmes judiciaires des dernières années, à l’occasion duquel chaque Tribunal et Cour d’Appel y allait de ses propres analyses, parfois totalement contradictoires, au gré des sensibilités de chacun.
A défaut de satisfaire tout le monde, et même si elles ne manqueront pas de donner lieu à de nombreuses analyses et critiques, ces trois décisions ont le mérite de la clarté, et ramènent un peu de sécurité juridique à un secteur qui en a tant manqué depuis le début de l’année 2020.
Un à un, la Cour de cassation écarte les différents moyens qui ont pu conduire les juridictions à libérer les locataires du règlement total ou partiel de leurs loyers commerciaux en période de fermeture administrative, ou à en écarter l’exigibilité.
- Sur le moyen tiré de la perte de la chose louée
L’article 1722 du Code civil dispose :
« Si, pendant la durée du bail, la chose louée est détruite en totalité par cas fortuit, le bail est résilié de plein droit ; si elle n’est détruite qu’en partie, le preneur peut, suivant les circonstances, demander ou une diminution du prix, ou la résiliation même du bail. Dans l’un et l’autre cas, il n’y a lieu à aucun dédommagement. »
De nombreuses juridictions s’étaient fondées sur cette disposition pour écarter l’exigibilité des loyers ou diminuer leur montant pendant les périodes de fermetures administratives (notamment CA Versailles, 14e ch., 4 mars 2021, n° 20/02572, CA Aix-en-Provence, ch. 1-2, 24 juin 2021, n° 20/06465, CA Paris, pôle 1 – ch. 8, 2 juill. 2021, n° 20/08315).
La Cour de cassation rejette fermement cette argumentation, considérant, contrairement aux juridictions précitées, que l’interdiction de recevoir du public en période de crise sanitaire ne pouvait nullement être assimilée à une perte de la chose louée au sens de l’article 1722 du Code civil, puisque cette interdiction, générale et temporaire, avait pour seul objectif de préserver la santé publique, et se trouvait sans lien direct avec la destination du local loué tel que prévu au contrat.
Ce faisant, la Cour précise que pour que la perte même partielle de la chose louée soit caractérisée, il y a lieu d’établir un lien direct entre le fait générateur de la perte et la destination contractuelle des locaux loués.
Cette formulation nécessitera sans doute de plus amples explications, tant il est difficile d’imaginer à quoi la Cour fait référence en parlant d’un tel lien, semble-t-il difficile à caractériser.
- Sur le moyen tiré du manquement du bailleur à son obligation de délivrance et de l’exception d’inexécution.
De nombreuses juridictions avaient également fait une application combinée des articles 1719 du Code civil mettant à la charge du bailleur une obligation de délivrance des locaux loués, et de l’article 1219 du même code régissant l’exception d’inexécution pour reconnaitre au preneur le droit de s‘arroger du règlement de ses loyaux en cas d’impossibilité d’exploiter les locaux loués conformément à la destination du bail. Cette impossibilité d’exploitation était ainsi analysée comme un manquement du bailleur à son obligation de délivrance.
a- Pour écarter cette argumentation, la Cour de cassation indique quant à elle qu’en l’absence d’imputabilité au bailleur de la mesure d’interdiction d’exploiter, il ne peut lui être reproché un quelconque manquement à son obligation de délivrance, rendant impossible la mise en œuvre de l’exception d’inexécution.
« Ayant relevé que les locaux loués avaient été mis à disposition de la locataire, qui admettait que l’impossibilité d’exploiter, qu’elle alléguait, était le seul fait du législateur, la cour d’appel en a exactement déduit que la mesure générale de police administrative portant interdiction de recevoir du public n’était pas constitutive d’une inexécution de l’obligation de délivrance. »
C. Cass, 30 juin 2022, n°21-20190
Partant, elle en déduit que :
« L’effet de cette mesure générale et temporaire, sans lien direct avec la destination contractuelle du local loué, ne peut être, d’une part, imputable aux bailleurs, de sorte qu’il ne peut leur être reproché un manquement à leur obligation de délivrance, d’autre part, assimilé à la perte de la chose, au sens de l’article 1722 du code civil. »
C. Cass, 30 juin 2022, n°21-20127
Ou encore que :
« Le tribunal a exactement retenu que la mesure générale de police administrative portant interdiction de recevoir du public n’était pas constitutive d’une inexécution par le bailleur de son obligation de délivrance. »
C. Cass, 30 juin 2022, n°21-19889
Pour la Cour de cassation, c’est donc le défaut d’imputabilité de la mesure administrative au bailleur qui fait échec à la démonstration d’un manquement au devoir de délivrance, et donc à l’exception d’inexécution.
b- Si cette analyse permet de ne pas faire peser les conséquences d’une telle interdiction sur le bailleur, elle semble néanmoins critiquable dans la mesure où l’article 1219 du Code civil ne fait pas expressément de l’imputabilité de l’inexécution au bailleur une condition de l’exception d’inexécution du preneur.
« Une partie peut refuser d’exécuter son obligation, alors même que celle-ci est exigible, si l’autre n’exécute pas la sienne et si cette inexécution est suffisamment grave. »
Toute la question était donc de savoir qui du bailleur ou du preneur devait assumer les conséquences d’une impossible exécution des obligations nées du bail.
De fait, en rejetant le bénéfice de son exception d’inexécution au preneur, la Cour a fait son choix : c’est au preneur et non au bailleur d’assumer les conséquences d’une impossibilité objective de délivrance des locaux.
Au plan juridique, on notera l’utilisation de la notion d’imputabilité, habituellement synonyme de lien de causalité, et non de faute, de sorte que pour faire droit à une exception d’inexécution, la Cour de cassation semble exiger la démonstration d’un lien de causalité direct entre l’impossible exploitation et une faute du bailleur.
Si pour rendre de ces décisions, la Cour de cassation a nécessairement tenu compte des aides étatiques déjà accordées aux preneurs au moment de faire le choix entre preneur et bailleur, cette condition nouvelle d’imputabilité pourrait réduire considérablement le champ d’application de l’exception d’inexécution, au-delà de la problématique des loyers commerciaux.
- Sur le moyen tiré de la force majeure
La Cour de cassation prend également une position catégorique sur la question de la force majeure, qui justifiait selon certaines juridictions la suspension du règlement de ses loyers par le locataire.
Ainsi, sans même se livrer à l’analyse des trois conditions inhérentes à la reconnaissance d’un cas de force majeure, à savoir l’extériorité, l’imprévisibilité et l’irrésistibilité, la Cour affirme que :
« 16. Il résulte de l’article 1218 du code civil que le créancier qui n’a pu profiter de la contrepartie à laquelle il avait droit ne peut obtenir la résolution du contrat ou la suspension de son obligation en invoquant la force majeure.
17. Dès lors, la cour d’appel a exactement retenu que la locataire, débitrice des loyers, n’était pas fondée à invoquer à son profit la force majeure. »
C. Cass, 30 juin 2022, n°21-20190
Cette position évasive est à mettre en parallèle avec celle visant l’impossibilité pour le preneur de faire valoir son exception d’inexécution à défaut d’imputabilité au bailleur de l’absence de délivrance conforme.
Ce faisant, la Cour de cassation confirme la situation plus que délicate du preneur, coincé entre impossibilité de se retourner contre son bailleur à défaut d’imputabilité de l’absence de délivrance conforme et impossibilité de se retrancher derrière une situation de force majeur.
- Sur le moyen tiré d’un manquement à la bonne foi contractuelle
Enfin, la Cour de cassation rappelle que l’appréciation du respect par le bailleur de son obligation d’exécution du contrat de bail de bonne foi relève de l’appréciation souveraine des juges du fond.
Elle considère ainsi qu’ayant relevé que le bailleur « avait vainement proposé de différer le règlement du loyer d’avril 2020, la cour d’appel, qui n’était pas tenue de suivre la locataire dans le détail de son argumentation, en a souverainement déduit que la bailleresse avait tenu compte des circonstances exceptionnelles et ainsi manifesté sa bonne foi. »
C. Cass, 30 juin 2022, n°21-20190
Elle rappelle ainsi que la Cour de cassation n’a pas à vérifier les motifs retenus par les juridictions du fond pour apprécier le respect de la bonne foi contractuelle.
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A noter également que ces décisions ont été rendues dans des espèces touchant l’exploitation d’activités diverses (commerce non alimentaire, résidence de tourisme et agence immobilière), plus ou moins impactées par la crise sanitaire et les mesures de fermetures administratives, ce qui devrait les rendre d’autant plus largement applicables.
La Cour de cassation veut en tout état de cause en faire des arrêts de principe, et en a même fait un communiqué.
Entre difficultés (voire impossibilité) d’obtenir indemnisation de leurs pertes d’exploitation et exigibilité intégrale de leurs loyers, une chose est sure : les commerçants devront probablement s’en tenir aux aides de l’état.
Thomas COURADE